PAR ROGER PIERRE TURINE
Au Dak'Art 2000, ses trois «cars rapides» autour de la Place Soweto, à Dakar, firent sensation. Plus vrais que nature! Et pourtant, conçus au départ de vieilles carlingues désaffectées bourrées, de bas en haut, de personnages de fer, de loques, aux mines patibulaires, aux gestes d'un quotidien ardu et sans trop d'espoir, sortes de bannis, de bagnards, en appel de Dieu sait quel air frais, ils faisaient penser, à s'y méprendre, vus de loin, aux cars de la mort qui sillonnent l'Afrique de l'Ouest, colorés et tragiques. Il suffisait de lire, humour à cru et vérités à fleur de peau, des cris du coeur bon marché, inscrits en lettres rouges sur leur devanture de guingois, du genre «La rue est à nous», voire plus acidulé «Si la maison du mouton est sale, ce n'est pas au cochon de le dire» ou «Tais-toi, jaloux» !
Le jury international de la Biennale ne resta pas indifférent aux images fortes d'une création africaine aussi justement en prise directe sur l'identité bafouée d'un continent aux réalités trop souvent laissées pour compte. En 2002, le Dak'Art officialisait, en effet, sa personnalité hors du commun en primant son installation «Malgré tout», image bouleversante d'une Afrique sous perfusion constante, d'une Afrique en dérive sous l'oeil expert des grandes puissances.
Auteur d'installations fortes, vivantes, d'une symbolique capable d'émouvoir le badaud comme l'homme averti, Dominique Zinkpè, 35 ans, a plus d'une corde à son arc de Béninois natif d'Abomey. Il est aussi sculpteur et peintre. Et, pour l'avoir vu se distinguer dans les diverses disciplines, nous pouvons affirmer qu'il se montre aussi à l'aise dans l'une que dans l'autre. A l'aise et convaincant.
RITES INTERDITS
«Je suis né en ville et mon père oeuvrait dans l'administration. Il avait renoncé aux traditions sous l'influence de la religion catholique et nous obligeait à assister à la messe quotidienne. D'où m'est très vite venue une attirance pour les rites interdits, la richesse des corps dans la danse... Cette initiation par la bande m'a amené à décider de me consacrer entièrement à l'art. Et, pour ne pas heurter de front mes parents, j'ai d'abord appris pendant trois ans le métier de couturier. Ce vrai métier en mains, ils m'ont alors soutenu dans une carrière artistique qui, pour eux, paraissait si aléatoire. Mais j'étais alors trop âgé ou pas vraiment motivé pour suivre une école des Beaux-Arts. J'ai préféré puiser mes ressources en moi-même.»
Zinkpè est devenu artiste à part entière en 1993. «J'étais à Abidjan, en Côte d'Ivoire, et j'y ai reçu le Prix du Jeune talent africain. Ce qui m'a permis de prendre conscience que j'existais. J'ai pris confiance en moi-même. Depuis, je ne fais plus rien d'autre...» Dominique Zinkpè a, depuis, beaucoup voyagé. En Afrique, mais en Europe aussi. Son «Taxi-Zinkpè» a fait son petit tour du monde, preuve s'il en est qu'un art connoté africain peut très bien devenir universel, pourvu qu'il raconte des histoires d'hommes aux prises avec leur vie.L'artiste qui avoue son respect pour la Biennale de Dakar, car elle est aussi le plus grand rendez-vous de l'art contemporain en Afrique, trouve qu'elle est, pour les artistes, un vrai «cadeau» : «Avoir une reconnaissance en Afrique, c'est très important car, la plupart du temps, nous ne sommes respectés chez nous qu'après avoir été reconnus en Europe ou en Amérique. Et le Dak'Art a joué un grand rôle dans ma vie.»
UN MATÉRIAU POUR LANGAGE
Si Zinkpè s'est, évidemment, intéressé à l'Histoire de l'art en lisant tout ce qu'il était possible de trouver à Cotonou, il reconnaît qu'un livre et un artiste ont fait sur lui l'effet d'une bombe. «J'avais lu le bel ouvrage de Yacouba Konaté, «Le sculpteur aux mains nues», et y ayant découvert le travail du sculpteur ivoirien Christian Lattier, je me suis rendu compte qu'on pouvait s'exprimer avec un seul matériau et y puiser toute l'énergie nécessaire. Lattier sculptait seulement avec des cordes! Aujourd'hui encore, si je dois me trouver un maître dans ma vie, c'est lui. Après cela, j'ai vu beaucoup de choses et il y a celles qui vous restent. J'ai visité maints musées, mais j'éprouve une vraie frustration en constatant qu'ils sont de plus en plus vides, de plus en plus plats!»
«LE RINGARD M'INTÉRESSE»
Sculpteur, Zinkpè tresse des fibres autour de fils de fer et cela nous donne de curieux personnages aux allures souples et félines aux prises avec des situations quotidiennes plus ou moins cocasses. Toujours plaisantes à décrypter sous leurs allures d'énigmes en équilibre entre deux chaises. Parfois aussi ces sculptures participent d'un ensemble où se côtoient jeux de fibres et effigies de bois entre vie et mort. Et puis Zinke dessine et peint. Des personnages surtout, à l'image souvent de ses êtres sculptés, aux noirs rehaussés de quelques touches vives de jaune, de rouge, de bleu. L'artiste n'écarte point le sexe de ses évocations, la femme nourricière et féconde de l'Afrique le requérant bien sûr aussi.
«Aujourd'hui que tout est conceptualisé, on peut penser que la sculpture va disparaître. Et la peinture, c'est ringard. Et bien plus c'est ringard, et plus j'ai envie de peindre! Va-t-on en arriver au point où les artistes vont, à défaut d'oeuvres, s'installer eux-mêmes dans les musées? Même la lenteur de concrétisation du travail artistique n'est plus respectée de nos jours. On ne peut pas nier le passé!»
Et Zinkpè d'y aller d'une boutade qui vaut son pesant d'or: «Je n'ai pas d'écriture. Et je dis cela pour les idiots qui veulent sans cesse enfermer les artistes dans des catégories qui les arrangent. Je peins, je sculpte, je m'intéresse à la religion, aux situations politiques. Je n'ai pas le talent d'écrire mes histoires, ni la prétention de faire un art engagé. Mais, dans un pays où l'on n'avait pas la liberté de s'exprimer, mon travail m'a permis d'avoir un pouvoir d'expression. De dire mes tripes, mes émotions. Joies et douleurs. Et, conscient de cette importance, je cherche de plus en plus à dépouiller, à n'exprimer que l'essentiel.»
Père de trois enfants, vivant une partie de l'année à Marseille, Dominique Zinkpè, coiffure rasta, barbichette et moustache, bagues et bijoux touaregs aux mains et aux bras, va son chemin droit devant, conquérant. Ses histoires à lui sont des histoires vécues. Chaque toile lui est un combat.
© La Libre Belgique